L'Asie du Sud-Est face au défi des maladies émergentes
La dengue et la leptospirose sont deux maladies infectieuses négligées dont l’émergence en Asie du Sud-Est est corrélée au développement économique et à la modification des écosystèmes qu’il entraine. Un programme coordonné par l’Institut Pasteur, avec le soutien de l’AFD, isole les facteurs de risques et améliore l’identification de ces maladies pour mieux les traiter.
La croissance démographique et le développement économique que connaît notre planète s’accompagnent de changements importants dans les écosystèmes naturels. En Asie du Sud-Est, les pays font face à une croissance rapide, entraînant d’une part une forte urbanisation, d’autre part une intensification des pratiques agricoles. Ces bouleversements peuvent favoriser l’émergence de maladies, notamment endémiques, l’extension de maladies à des zones géographiques non concernées jusqu'alors ou l’apparition de nouvelles maladies.
Dans ce contexte, l’Institut Pasteur, avec le soutien de l’avec le soutien de l’Agence française de développement (AFD), met en œuvre le projet ECOMORE II pour comprendre les changements responsables de l’émergence des maladies infectieuses, mais aussi mesurer l’impact de l’amélioration des systèmes de surveillance et du renforcement de la coopération nationale et régionale face à ces maladies.
La leptospirose et la dengue : kesako ?
La leptospirose est une infection qui se transmet par l’eau, des animaux à l'être humain. La dengue est quant à elle transmise par les moustiques.
Ces deux maladies présentent des symptômes cliniques similaires, ce qui rend leur diagnostic plus difficile : fièvre importante, courbature, fatigue…
Le risque de conséquences sévères est non négligeable pour les personnes infectées, souvent les plus pauvres et les plus vulnérables. Dans les cas sévères de leptospirose, la mortalité peut ainsi atteindre 20%.
La deuxième phase de ce projet vise également à analyser l’impact du changement climatique sur l’émergence des maladies dans la zone étudiée. Les risques les plus importants sont portés par les maladies transmises par l’eau et les moustiques, dont l’émergence dépend largement de la météorologie et de l’utilisation des sols.
Cinq sujets d’étude ont été sélectionné par des partenaires nationaux, en regard à une problématique de santé publique majeure dans chaque pays : la dengue au Cambodge, au Laos et aux Philippines ; la leptospirose en Birmanie et au Vietnam. Rencontre avec les acteurs de ce projet.
L'enjeu de la sensibilisation
Au Vietnam, l’objectif principal est d’évaluer le nombre de cas de leptospirose dans le pays et d’identifier les principaux facteurs de risque. Pour ce faire, le National Institute of Hygiene and Epidemiology (NIHE) à Hanoï conduit une enquête épidémiologique dans trois provinces (au nord, au centre et au sud du Vietnam) afin d’analyser des environnements climatiques et sociaux différents. La leptospirose est une maladie généralement négligée en Asie du Sud-Est, et particulièrement au Vietnam ; la première étape a donc consisté à sensibiliser les médecins hospitaliers à la circulation de la maladie et à renforcer les capacités de diagnostic par le laboratoire du NIHE.
« C’est une maladie à laquelle nous ne pensions jamais dans nos diagnostics », admet le docteur Nguyen Trung Tuyen, médecin et chef du département des maladies infectieuses de l’hôpital de Thai Binh, avant de poursuivre : « Nous ne connaissons vraiment la leptospirose que depuis dix ans. À l’université, le sujet était à mon époque abordé de manière très brève. »
Les hôpitaux faisaient jusqu’ici face à un manque de formation clinique pour suspecter la maladie, dont les symptômes sont très similaires à ceux de la dengue. Un manque d’informations sur les tests de laboratoire nécessaires pour confirmer les cas de leptospirose était aussi à déplorer. Dans le cadre du projet ECOMORE II, les médecins ont été formés à la suspicion clinique et aux différents symptômes ; quant aux laboratoires, ils peuvent désormais confirmer les diagnostics.
À l’hôpital de Thai Binh par exemple, des posters d’information sur le diagnostic sont maintenant affichés dans toutes les unités. Depuis, le nombre de cas suspects est passé de un ou deux par an à 135 en sept mois, à l’échelle de la province. Les patients suspects sont également interviewés grâce à un questionnaire dont le but est d’analyser leur mode de vie et leur environnement pour mieux identifier les facteurs de risques.
La technologie au service de la lutte anti-vectorielle
Au Laos, la priorité porte sur le développement d’outils d’évaluation des risques et de contrôle de la dengue afin de minimiser les impacts sur la santé publique.
L’étude menée par l’Institut Pasteur du Laos (IPL) a pour objectif de mieux comprendre la transmission de la dengue à Vientiane, la capitale du pays. À cette fin, des données entomologiques produites par l’IPL vont être combinées à des données d’environnement et de météorologie collectées par les partenaires de l’IRD et du CNRS afin de proposer un « simulateur d’épidémies ». Celui-ci pourra être utilisé par les autorités de santé pour prédire l’apparition et la propagation des pics épidémiques dans la ville de Vientiane. Un système essentiel pour enfin diminuer l’impact de la dengue.
Devant l’ampleur des épidémies dans la capitale, certaines initiatives innovantes sont développées au niveau des districts. Le docteur Chantone est médecin au sein de l’hôpital de la province de Xaysettha. Ce spécialiste de la dengue a développé plusieurs applications mobiles pour faciliter la collecte et le traitement des données sur le terrain, d’abord en se formant en ligne lui-même, puis en bénéficiant de formations de l’Institut Pasteur.
« L’application est utilisée par les volontaires de 48 villages, explique-t-il. Ils vont sur le terrain pour inspecter les sites propices au développement des moustiques (containers d’eau, déchets…), ils les détruisent et reportent les cas. Si le taux d’infestation par des larves est trop élevé, une alerte est immédiatement envoyée par Line [application de messagerie instantanée] et Facebook à notre équipe. » Les coordonnées GPS des lieux leur sont également transmises.
« Nous pouvons de cette manière observer les villages dans lesquels la lutte anti-vectorielle [ensemble de mesures de lutte contre les moustiques vecteurs] est efficace et surtout repérer les zones où une action de plus grande ampleur est nécessaire, précise le médecin. Lorsque les consignes ne sont pas respectées, nous contactons le chef du village, qui mettra en place des campagnes de nettoyage hebdomadaires avec les conseils de nos équipes. »
La lutte vectorielle jusque dans les écoles
Au Cambodge, l’objectif est de déterminer si la mise en œuvre d’une stratégie de lutte anti-vectorielle intégrée dans les écoles peut atténuer les pics d’épidémie de dengue.
Sony Yean travaille pour le projet ECOMORE depuis deux ans au sein de l’unité d’entomologie médicale de l’Institut Pasteur du Cambodge. « Nous menons des actions dans les écoles, auprès des enfants mais aussi des professeurs et des directeurs d’école pour qu’ils comprennent l’importance des mesures de lutte vectorielle », détaille la jeune femme. En complément, d’autres mesures sont prises pour réduire la propagation des moustiques. Des techniques d’auto-dissémination d’insecticide, des campagnes de nettoyage, l’installation de pièges, mais aussi la sensibilisation sur l’usage du plastique, dans lequel les moustiques se développent. »
Pour toucher cette jeune cible, l’Institut Pasteur du Cambodge (IPC) a adapté ses outils : un cahier et des stickers sur lesquels sont détaillées les bonnes et les mauvaises pratiques sont distribués aux élèves des écoles (notre photo en tête d'article). L’objectif pour l’équipe de l’unité d’épidémiologie de l’IPC est de mesurer ensuite l’évolution de la contamination des écoliers par la dengue au fil des mois. Pour cela, des tests salivaires et une surveillance active des « syndromes dengue » chez tous les enfants seront mis en place dans les villages autour des écoles concernées pour détecter un impact de cette stratégie dans les communautés.
Enquêter et sensibiliser sur le terrain
En Birmanie, entre des inondations urbaines régulières et un système d’assainissement défaillant (en particulier dans les zones périurbaines très denses et en plein développement), tous les facteurs de risque semblent réunis pour favoriser l’apparition de la leptospirose. Le projet ECOMORE II s’attache donc à former et à équiper les techniciens de laboratoire du National Health Laboratory (NHL) au diagnostic de la maladie, tout en accompagnant les médecins pour mieux suspecter la maladie.
La docteur Thu Zar Myint Than est coordinatrice nationale du projet ECOMORE II à Yangon (ex-Rangoun, la plus grande ville du pays). Son travail consiste à former les internes et médecins des hôpitaux participant à l’étude à collecter les données qui permettront d’analyser les facteurs de risques pour une maladie largement négligée en Birmanie. « Les facteurs de risque de la leptospirose sont nombreux, explique-t-elle, notamment pour les personnes qui sont au contact d’environnements potentiellement contaminés par l’urine des animaux en particulier les rats, les chiens ou les bovins. »
Pour mener l’enquête, le projet ECOMORE II s’appuie sur des hôpitaux de la région : « Nous travaillons avec dix hôpitaux qui identifient les cas suspects de leptospirose et nous envoient des échantillons sanguins. Nous les analysons dans le laboratoire du NHL à Yangon et quand le cas est positif ou suspect, nous menons une enquête de terrain, détaille Thu Zar Myint Than. D’une part, nous cherchons à confirmer le diagnostic, ce qui nécessite un prélèvement supplémentaire quelques jours plus tard. D’autre part nous recherchons dans l’environnement des patients les causes possibles de la transmission de la maladie et nous les sensibilisons sur les risques présents autour d’eux. »
« À la fin du projet, conclut Thu Zar Myint Than, nous souhaitons partager nos résultats avec les ministères concernés afin de travailler main dans la main pour prévenir et contrôler la propagation de la leptospirose en milieu urbain et périurbain, notamment pendant la saison des pluies. Cela permettra aux autorités de santé de produire des recommandations pour les communautés. »
Un outil pour analyser les épidémies en temps réel
Ici, le projet s’attache à évaluer l’efficacité d’une nouvelle méthode d’auto-dissémination d’insecticide par les moustiques eux-mêmes à l’échelle d’une ville – Lipa City, au sud de la mégapole Manille – pour diminuer l’impact de la dengue. Le Research Institute of Tropical Medicine (RITM) va conduire une surveillance entomologique pour suivre l’évolution des populations de moustiques tigres (Aedes) qui sera corrélée à des enquêtes de séroconversion chez les enfants. Un outil original de management intégrant toutes les données collectées mis en place par la Liverpool School of Tropical Medicine (LSTM) servira de support pour les décisions d’intervention par les autorités de santé.
Cette première collaboration entre l’Institut Pasteur et le RITM intervient à un moment où le ministère de la Santé des Philippines communiquait, le 6 août 2019, le chiffre de plus de 140 000 cas de dengue et 622 décès liés à cette maladie dans le pays. Tester des stratégies innovantes de contrôle des vecteurs et proposer un outil d’analyse des épidémies de dengue en temps réel apparaît donc comme essentiel pour aider les autorités à minimiser l’étendue de la maladie.
Les maladies émergentes et le changement climatique
A l’échelle régionale, l’objectif est également de travailler sur le lien entre l’émergence de ces maladies et les différents scénarios climatiques. L’Institut Pasteur collabore donc avec l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) pour modéliser l’évolution de la dengue et de la leptospirose selon ces différents scénarios, qui incluent l’intensification des facteurs de risque -par exemple des précipitations plus importantes.
« À terme, l’idée est qu’un décideur local puisse se connecter sur le site, identifier le nom de sa région et voir immédiatement la projection de l’impact du changement climatique et de l’évolution des maladies étudiées, explique Benjamin Sultan, chercheur à l’IRD et spécialiste des changements climatiques. C’est un outil puissant de sensibilisation. Après une telle prise de conscience, nous pouvons espérer que certains pays souhaitent aller plus loin dans leurs plans d’adaptation et d’atténuation au changement climatique. »
Un projet régional axé sur la coopération Sud-Sud
ECOMORE II s’attache à promouvoir et à partager les résultats des études de terrain au niveau régional. Au-delà de comités de pilotage annuels qui réunissent tous les intervenants impliqués dans la mise en œuvre du projet, des échanges sont organisés entre partenaires avec l’intervention d’experts de la région, notamment pour des formations conjointes à de nouvelles techniques de diagnostic de laboratoire, pour des workshops techniques transversaux mais aussi pour des visites mutuelles des sites d’implémentation des études sur le terrain.
Ces collaborations sont également développées entre partenaires et autorités nationales extérieures au projet. Par exemple, l’Agence internationale de coopération thaïlandaise (TICA) a organisé une formation menée en collaboration avec l’université Kasetsart de Bangkok et l’Institut Pasteur du Cambodge (IPC) pour améliorer les capacités d’identification des moustiques par les entomologistes cambodgiens du Centre national de malaria du Cambodge (CNM) et de l’unité d’entomologie médicale de l’IPC.