Dans son voyage autour du monde pour mieux comprendre les moustiques, et écrire son livre Géopolitique du moustique (Ed. Fayard), Erik Orsenna s’est arrêté au Cambodge. A Phnom Penh, il a visité l’Institut Pasteur du Cambodge. L’occasion pour lui de découvrir que, outre les maladies vectorielles, une maladie oubliée comme la rage continue de sévir là-bas. Près de 600 000 morsures graves sont causées par des chiens chaque année dans la population cambodgienne… Le point sur la rage au Cambodge par Didier Fontenille, qui dirige cet institut du Réseau international des instituts Pasteur.
Quelques points-clés en introduction
- La rage est une infection neurologique grave liée à un lyssavirus de la famille des Rhabdoviridae. La rage est mortelle dans 100 % des cas déclarés, c’est le taux de létalité le plus élevé de toutes les maladies connues chez l’Homme. Elle peut cependant être prévenue chez tous les individus au moyen d’une prophylaxie postexposition (PPE) après morsure par exemple, consistant en une vaccination accompagnée, si nécessaire, d’une administration d’immunoglobulines.
- On estime à 600 000 le nombre de morsures graves causées par des chiens chaque année dans la population cambodgienne, le nombre total de morsures avoisinant probablement un million. Près de 60 % des morsures graves sont recensées chez des enfants âgés de moins de 17 ans. Moins de 5 % des personnes mordues (soit 40 000 environ) se rendent à une consultation pour se faire vacciner. En d’autres termes, 95 % des victimes de morsures ne reçoivent pas de PPE.
- La rage tuerait environ 800 personnes chaque année au Cambodge (étude de 2007).
- L’Institut Pasteur du Cambodge (IPC) vaccine 21 000 personnes contre la rage par an. Le protocole suivi prévoit quatre sessions d’injections par voie intradermique (à J0, J3, J7 et J21) facturé seulement 10 USD au total. À chaque session, le vaccin est administré sous la forme de deux injections de 0,1 ml chacune. La moitié des patients mordus qui se rendent à l’IPC sont originaires de Phnom Penh et de la province proche de Kandal.
- Au Cambodge, la rage est principalement transmise par des chiens. Le pays compte cinq millions de chiens, pour la plupart non vaccinés. La majeure partie de ces animaux ont des propriétaires (très peu vivent à l’état sauvage).
- Depuis 2000, l’Institut Pasteur du Cambodge a testé en moyenne 200 chiens mordeurs par an. Près de 50 % d’entre eux étaient porteurs du virus de la rage (environ deux cas décelés chaque semaine). Un programme de vaccination des chiens contribuerait à réduire le risque de transmission à l’homme.
La situation générale de la rage au Cambodge
D’après plusieurs études menées par l’unité d’épidémiologie et de santé publique de l’Institut Pasteur du Cambodge (IPC), les communautés rurales comptent en moyenne un chien pour trois personnes, ce qui représente la proportion la plus élevée au monde. Avec 80 % de sa population vivant en zone rurale, le Cambodge abriterait donc plus de 4 millions de chiens dans ces contrées. Même si ces animaux appartiennent à des propriétaires, ils ne sont pas vaccinés.
Les données d’une étude prospective de l’Institut Pasteur du Cambodge, réalisée dans des villages ruraux de la province cambodgienne de Siem Reap, suggèrent une fréquence des attaques de chiens supérieure de 40 % aux précédentes estimations mondiales publiées. Elle est ainsi évaluée à 5 attaques pour 100 personnes par an (IC95% : 3,6-6,8). Avec une méthodologie différente, ces chiffres sont sensiblement les mêmes que ceux documentés par l’IPC dans ses études sur les communautés de la province de Kampong Cham en 2012-2013. La fréquence avait alors été évaluée à 4 morsures pour 100 personnes par an, ces morsures étant dues à des chiens d’autres foyers dans 90 % des cas (A. Tarantola, étude non publiée). Si l’on applique ce taux à la population rurale du Cambodge, on obtient une estimation grossière, mais raisonnable, de 600 000 morsures de chiens chaque année.
L’absence de couverture vaccinale chez les chiens et le nombre élevé de morsures font du Cambodge un pays où la rage est endémique. La plupart des habitants n’ont pas accès à une PPE abordable et efficace dans les délais requis. Il n’existe pas de données de surveillance fiables sur les cas de rage dans la population cambodgienne. Les modèles épidémiologiques développés par l’IPC brossent toutefois un tableau approximatif de la situation, avec 810 décès dus à la rage chez des enfants ou des adultes en 2007 pour un taux d’incidence de 5,8/100 000 (IC95% : 2,8-11,5). Ces chiffres figurent parmi les plus élevés publiés dans le monde. Le taux d’incidence est 3,5 fois supérieur à celui de l’Inde, qui paye pourtant le plus lourd tribut à la maladie. Si ces modèles de 2007 sont fiables, le Cambodge déplorerait 1,3 % des décès provoqués par la rage autour du globe, une part disproportionnée au vu de sa population qui atteint à peine les 15 millions d’habitants, soit moins de 0,2 % de la population des pays touchés.
Depuis 2007, le nombre d’habitants au Cambodge a augmenté, aucune campagne de vaccination canine n’a été déployée et les centres offrant une prophylaxie postexposition (PPE) sous la forme d’une vaccination, avec ou sans immunoglobulines, restent rares. Selon toute probabilité, le bilan de la rage s’est alourdi dans le pays.
« La rage ? Mais depuis Pasteur et son premier petit patient Joseph Meister, depuis juillet 1885, je la croyais vaincue ! »
Erik Orsenna, Géopolitique du moustique, Ed. Fayard. En librairie le 3 avril 2017.
Le contrôle de la rage au Cambodge
À l’instar d’autres pays de l’ASEAN plus trois, le Cambodge s’est engagé à éradiquer la rage canine d’ici 2030. Le pays fait cependant face à de nombreux obstacles. À notre connaissance, il n’existe à l’heure actuelle aucune vaccination canine, aucune stratégie validée, aucun financement et pas suffisamment d’expertise dédiés à l’élimination de la rage canine sur le territoire. Au Cambodge, seule la PPE fait rempart à l’apparition de la rage chez l’Homme et, aujourd’hui, seule une minorité de patients y ont accès.
Le centre de prévention de la rage de l’IPC est spécifiquement mentionné dans l’article 7 du protocole d’accord du 27 août 1992 entre le ministère de la Santé cambodgien et l’Institut Pasteur portant sur la création d’un Institut Pasteur dans le royaume. Le centre vaccine plus de 21 000 personnes par an dans le cadre de la PPE antirabique. Il est aujourd’hui le premier fournisseur de prophylaxie postexposition du pays. L’IPC finance ces efforts, laissant 10 USD à la charge du patient, correspondant au protocole de vaccination dans son intégralité. L’unité de virologie de l’IPC est un centre de référence en matière de diagnostic de la rage animale et humaine. Elle réalise gratuitement le diagnostic du virus de la rage dans des délais brefs au moyen d’un matériel de pointe.
Le centre applique le protocole d’injection par voie intradermique validé par l’OMS, le seul actuellement reconnu. Ce protocole a été mis au point par la Croix-Rouge thaïlandaise à Bangkok, puis simplifié et écourté sur recommandation de l’OMS en 2005. Le nouveau schéma de vaccination postexposition de la Croix-Rouge thaïlandaise, pour les sujets qui ne sont pas encore immunisés, prévoit désormais des injections par voie intradermique de 0,1 ml sur deux sites aux jours 0, 3, 7 et 28.
Au prix du vaccin (10 USD pour un protocole financé par l’IPC qui se compose de quatre sessions d’injections par voie intradermique) et des immunoglobulines antirabiques d’origine équine, quand elles sont nécessaires, s’ajoute le coût de quatre allers-retours pour le patient. Le montant de ces dépenses a été évalué à 64 USD par personne en moyenne en 2012. Les enfants doivent être accompagnés par un parent, ce qui double le coût du transport. Les estimations des frais annexes ne tiennent pas compte du coût d’un rappel antitétanique et de celui d’une confirmation de l’infection chez le chien, tous deux pris en charge par l’IPC. En 2012, le revenu moyen d’un cambodgien vivant en zone rurale était de 44,5 USD par mois.
Sur la totalité des patients ayant bénéficié d’une PPE en 2014, près de 56 % étaient originaires d’une localité extérieure à Phnom Penh, contre 23 % en 1996 (Arnaud Tarantola, étude non publiée). La majeure partie de Cambodgiens victimes de morsures en zone rurale n’ont pas les moyens de se rendre à la capitale pour recevoir une PPE. Parallèlement aux travaux de recherche menés continuellement par l’IPC dans le but de réduire les doses ainsi que le coût vaccinal et les frais de transport, sans risque pour le patient, la création de centres de prévention secondaires par le ministère de la Santé/l’IPC améliorerait l’accès à la PPE d’un point de vue géographique et financier, tout en assurant une vaccination rapide et fiable au Cambodge.
Le plan national de contrôle de la rage au Cambodge
L’équipe de l’Institut Pasteur du Cambodge a participé à l’élaboration du plan national de contrôle de la rage du ministère de la Santé cambodgien. Ce plan doit encore être finalisé et validé. L’ébauche actuelle ne prévoit pas de vaccination systématique des chiens mais est articulée autour d’une surveillance renforcée, d’une meilleure communication sur la prévention, d’interventions dans les foyers infectieux identifiés et de l’implantation de centres secondaires de prévention de la rage pour permettre aux populations de se faire vacciner dans les conditions requises.
Texte de Didier Fontenille, directeur de recherche IRD, directeur de l’Institut Pasteur du Cambodge. Février 2017.
Ce texte illustre le dossier "Géopolitique du moustique" - Aller plus loin avec nos experts, publié à l'occasion de la sortie du livre d'Erik Orsenna Géopolitique du moustique, Ed. Fayard.