Scientifiques et médecins s’emploient à décrypter les tenants d’une épidémiologie atypique du cancer du foie au Pérou, où les jeunes sont les premières victimes de la maladie. Leurs travaux mettent en lumière des facteurs de risque demeurés invisibles jusqu’ici.
Pourquoi les jeunes Péruviens développent-ils des cancers du foie ? Les formes très singulières que revêt la maladie mobilisent les travaux de scientifiques et de soignants. L’enjeu n’est rien de moins que de prévenir, détecter et prendre en charge ce fléau presque toujours fatal aux malades.
« Nous travaillons sur la génétique et le virus de l’hépatite B, explique Pascal Pineau, généticien au sein de l’unité Organisation nucléaire et oncogenèse de l’Institut Pasteur (Paris). Nous avons mis au jour une nouvelle forme de cancer du foie, atypique, chez des patients sud-américains, chez qui l’infection par le virus de l’hépatite B est indécelable par les méthodes de dépistage habituelles ». Ce spécialiste du cancer du foie a donc attiré l’attention de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) qui avait une mission à Lima.
« Avec nos partenaires péruviens de l'Instituto Nacional de Enfermedades Neoplásicas, nous avons déjà écarté plusieurs facteurs de risque, comme l’intoxication aux aflatoxines1, l’usage de plantes médicinales nocives et l’infection par certains parasites du foie , indique le biologiste moléculaire Stéphane Bertani, chargé de recherche à l’IRD. Nous venons de mettre le doigt sur des altérations cellulaires suggérant l’action d’un produit toxique pour le génome (génotoxique)2, mais aussi sur l’importance mésestimée de l’infection occulte3 au virus de l’hépatite B4 ».
Le cancer primitif du foie - carcinome hépatocellulaire - est la troisième cause de décès par tumeur dans le monde. Très souvent, Il survient dans le prolongement d’affections hépatiques chroniques ayant déjà fortement altéré le tissu hépatique, comme la stéatose5, la fibrose, ou la cirrhose. Aussi, le profil type des patients correspond-il généralement à celui d’hommes de plus de 45 ans. Mais au Pérou, il n’en est rien. La plupart des malades sont de jeunes adultes, des adolescents, voire des enfants, des deux sexes et sans antécédents hépatiques connus. Ils développent des tumeurs atteignant de très grandes tailles au moment où elles sont décelées. Pour confirmer ce tableau clinique atypique, les scientifiques ont mené une analyse histologique comparative, sur du tissu hépatique non-tumoral provenant de patients péruviens affectés ou non par un carcinome hépatocellulaire6.
Altérations cellulaires
« Nous avons montré chez nos patients que les taux de stéatose, fibrose et cirrhoses étaient très faibles et comparables à celui du groupe contrôle, indique le spécialiste.Cela confirme que ces cancers ne relèvent pas d’une comorbidité associée aux atteintes hépatiques chroniques habituelles. Mais surtout, nous avons découvert à cette occasion des foyers de cellules altérées chez 61 % des patients atteints de cancer du foie ». Présentes en grand nombre dans le tissu hépatique, ces anomalies pourraient constituer un environnement précurseur susceptible de former des tumeurs (tumorigène). Des altérations très semblables ont déjà été décrites dans le foie de rats soumis à des composés chimiques toxiques. « Cela pourrait suggérer l’exposition des patients péruviens à un agent environnemental génotoxique pour le tissu hépatique, estime Stéphane Bertani. Dans ce contexte, nous devons évaluer le rôle éventuel de mycotoxines issues de Fusarium, un champignon souvent présent dans des denrées andines comme le quinoa, le kiwicha et le kaniwa. Il faudra également envisager l’hypothèse d’une intoxication par des produits de l’industrie agrochimique. » Pour autant, les scientifiques n’écartent pas l’existence d’autres facteurs de risques. Aussi s’intéressent-ils au plus courant d’entre eux, l’infection au virus de l’hépatite B.
Hépatites virales furtives
Sans surprise, les examens sérologiques ont montré que 51 % des patients péruviens souffrant de carcinome hépatocellulaire sont infectés par le virus de l’hépatite B (VHB). Pourtant, leur charge virale reste modérée, sans commune mesure avec les taux rencontrés dans d’autres régions du monde et qui appellent alors un traitement antiviral en prévention des carcinomes hépatocellulaires. « Mais surtout, nous avons découvert la présence en très faible quantité d’ADN viral chez 30 % des patients qui avaient été qualifiés de séronégatifs pour le VHB, indique Pascal Pineau, de l’Institut Pasteur. Ces infections furtives sont indécelables par les méthodes courantes de dépistage. » Ainsi, en tout, plus de 80 % des patients péruviens présentent dans l’organisme l’ADN du virus. Dans ce pays où l’incidence de l’hépatite B est assez faible, cela suggère que le virus joue un rôle dans la survenue de ces cancers.
« Le dépistage et la prise en charge des hépatites, et notamment de ces infections à très bas bruit dont le carcinome hépatocellulaire pourrait être une manifestation clinique, constituent un défi , estime le pharmacien Eric Deharo, co-auteur des études menées. C’est pourquoi, nous venons de lancer le projet européen Coclican, pour mettre en évidence des biomarqueurs prédictifs du risque d’évolution cancéreuse des infections hépatiques . »
Notes
1. Des mycotoxines produite par certains champignons proliférant notamment sur des graines conservées en atmosphère chaude et humide
2. Cano L., Pablo Cerapio J., Ruiz E., Marchio A., Turlin B., Casavilca S., Taxa L., Marti G., Deharo E., Pineau P. & Bertani S., Liver clear cell foci and viral infection are associated with non-cirrhotic, non-fibrolamellar hepatocellular carcinoma in young patients from South America , Scientific Reports , 30 juillet 2018.
3. Infection indécelable avec les moyens de dépistage courants.
4. Marchio A., Pablo Cerapio J., Ruiz E., Cano L., Casavilca S., Terris B, Deharo E., Dejean A., Bertani S. & Pineau P., Early-onset liver cancer in South America associates with low hepatitis B virus DNA burden , Scientific Reports , 13 août 2018.
5. Surcharge en graisse des tissus hépatiques
6. Des tissus prélevés lors d’une résection tumorale dans le cadre du carcinome hépatocellulaire, pour les premiers, et d’ablations de nodules ou de métastases hépatiques pour les seconds.
Avec l'aimable autorisation de l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
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