De juin à décembre 1916, environ 60 000 cas de paludisme sont détectés dans l’Armée française d’Orient : un véritable désastre sanitaire. Avec le soutien du sous-secrétaire d’État chargé de la santé au ministère à la guerre, Justin Godart, les pasteuriens Edmond et Etienne Sergent établissent un plan de campagne antipaludique. Les mesures mises en place permettront de faire chuter l’incidence du paludisme et les troupes françaises seront alors le fer de lance de l’offensive alliée victorieuse de 1918.
Automne 1916. Le général Sarrail, commandant en chef des armées alliées d’Orient, télégraphie depuis Salonique au ministre de la Guerre à Paris : « Mon armée est immobilisée dans les hôpitaux. » C’est que la guerre ne se limite pas au bourbier des tranchées sur le front du nord de la France. Un front est ouvert dès 1915 au nord de la Grèce, le front d’Orient. Sur ce front vont s’affronter, pendant près de quatre ans, près d’un million de soldats d’armées différentes.
Outre les balles et les obus, ces soldats sont la cible d’un autre ennemi, le paludisme (découvrez notre fiche maladie).
En 1914, on connaît un remède contre cette maladie : la quinine isolée en 1820 par les pharmaciens français Joseph Pelletier et Joseph-Bienaimé Caventou à partir de l’écorce de quinquina. On connaît également le parasite responsable de l’affection. Il a été identifié en 1880 par Alphonse Laveran, alors médecin-major de 2e classe, professeur au Val de Grâce. Enfin, on connaît l’insecte vecteur, le moustique anophèle, dont le rôle avait été démontré en 1897-1900, par les Britanniques Ronald Ross et Patrick Manson.
Une mise en garde peu suivie d’effets
Dès l’installation des troupes en Macédoine, à la fin de 1915, le Service de Santé des Armées avait interrogé Laveran sur les risques que le paludisme pourrait faire courir à l’armée d’Orient. Laveran, qui avait alors 71 ans, avait rejoint l’Institut Pasteur depuis 1896 et obtenu le prix Nobel en 1907. Début janvier 1916, il avait confirmé les risques : « Le paludisme est endémique dans une grande partie de la Grèce […] et l’on doit craindre que notre Armée d’Orient, campée aux environs de Salonique, soit éprouvée par cette redoutable maladie. » En ce même mois de janvier 1916, un autre spécialiste du paludisme avait également alerté les responsables de l’Armée d’Orient : « Si on ne sort pas de la routine pour faire une campagne antipaludique moderne, les balles de l’ennemi seront moins meurtrières à Salonique que le paludisme ». L’auteur de ce message d’alerte était Edmond Sergent, lequel, avec son frère Etienne, tous deux pasteuriens, élèves d’Emile Roux et créateurs de l’Institut Pasteur d’Algérie, s’étaient illustrés dans la lutte contre le paludisme dans ce qui était alors un département français.
Les mises en garde exprimées par Laveran et Edmond Sergent en janvier 1916 n’ont guère été suivies d’effets. C’est l’hécatombe. De juin à décembre 1916, environ 60 000 cas de paludisme sont détectés dans l’Armée française d’Orient. Plus de la moitié de l’effectif est atteinte, et 20 000 soldats doivent être rapatriés : un véritable désastre sanitaire. Heureusement, à Paris, le sous-secrétaire d’État à la guerre, Justin Godart, veut au plus tôt trouver une solution, apporter une aide aux soldats d’Orient. Après avoir pris l’avis de l’Institut Pasteur, Godart signe le 30 novembre 1916 un ordre de mission : « Les aides-majors Edmond Sergent et Étienne Sergent se rendront à l’Armée d’Orient pour établir un plan de campagne antipaludique. »
Edmond et Etienne Sergent, deux pasteuriens sur le pont
Sitôt l’ordre reçu, les bagages faits, les frères embarquent à bord du France, et arrivent trois semaines plus tard, le 19 décembre, à Salonique. Ils ont rendez-vous avec le général Sarrail.
C’est une course contre la montre. Les moustiques vecteurs ne présentent guère de risque l’hiver, mais le printemps va les réveiller. Il faut trouver une parade pour éviter un nouveau désastre. Les frères Sergent se mettent en campagne. Pourquoi les mesures prises auparavant n’ont-elles pas été efficaces ? Telle est l’interrogation qui ne laisse pas de les tarauder.
À force d’interrogatoires, l’évidence s’impose. Edmond note les absurdités commises : consignes disparates, interprétation à tous niveaux des circulaires, mésentente sur les mesures préconisées, sur les doses de quinine. On critique les ordres, on « blague » la quinine… Aucun contrôle : on retrouve des kilos de comprimés dans les recoins des isbas macédoniennes… Que dire de l’usage des moustiquaires réglementaires, envoyées de France par milliers, et qui sont coupées par une grande fente d’un mètre de haut « pour que l’homme puisse pénétrer sous sa moustiquaire », la transformant ainsi en une véritable nasse à anophèles ?
Un plan de campagne redoutable
Devant cette situation, les frères Sergent bâtissent un plan de campagne qu’ils développent en trois axes.
- En premier lieu prise de quinine obligatoire par tout le monde, officiers et soldats, lors de la soupe du soir, du 1er mai au 30 novembre. Le refus de prendre la quinine sera assimilé au refus d’obéissance devant l’ennemi. La prise de quinine sera contrôlée par la recherche du produit dans les urines, où il persiste pendant au moins 24 heures, grâce au réactif de Tanret. À cet effet, un corps d’une vingtaine de médecins, relevant uniquement du général en chef, sera créé avec pour mission d’aller à l’improviste dans tous les corps de troupe s’assurer que la quinine a bien été prise (27). Chaque fois que ces enquêtes montreront une insuffisance de la quininisation, on punira non seulement les simples soldats mais aussi les gradés responsables.
- En second lieu, établissement d’une carte détaillée du paludisme en Macédoine. Celle-ci permettra de connaître les localités où il est dangereux de faire étape et d’installer un cantonnement, et celles auprès desquelles la troupe peut s’installer. Elle permettra également de diriger contre les moustiques une lutte qui sera non seulement défensive pour protéger les hommes contre les piqûres de moustique à l’aide des grillages et des moustiquaires individuelles ou collectives pour les hôpitaux, mais aussi offensives pour la destruction des larves.
- Enfin, l’ensemble de ce plan de campagne sera accompagné d’une propagande enthousiaste, faite d’entretiens, conférences, tracts, cartes postales illustrées (voir-ci-dessous), images d’Épinal, destinée à éclairer les hommes sur le paludisme et les moyens de le combattre. La quinine ne doit pas être perçue comme une brimade mais comme une protection nécessaire.
Accepté par le général Sarrail puis par le général Lyautey, alors ministre de la guerre, ce plan est appliqué à la lettre.
En 1917, l’incidence du paludisme dans l’armée française a remarquablement chuté. L’incidence de la maladie est 20 fois moindre qu’en 1916, et la mortalité 50 fois plus faible. La comparaison avec les autres nations impliquées sur le front d’Orient est également à l’avantage de la France. L’incidence est 5 fois plus élevée dans l’armée britannique que dans l’armée française. Quant à l’armée allemande, la situation y est très grave, avec un nombre de cas en 1917 supérieur à celui de 1916.
Les troupes françaises seront le fer de lance de l’offensive alliée victorieuse de 1918. Sous les ordres du général Franchet d’Esperey, elles provoquent la défaite de la Bulgarie, reconquièrent la Serbie et la Roumanie, puis envahissent l’Autriche-Hongrie. Offensive qui constitue le début du tournant de la guerre en faveur des alliés. En témoigne le communiqué adressé début octobre 1918 par le maréchal von Hindenburg au chancelier allemand, le prince Max von Baden : « Par suite de l’écroulement du front Macédonien, il n’existe plus aucun espoir de forcer l’ennemi à faire la paix. » En aurait-il été ainsi si les troupes françaises avaient continué d’être victimes du paludisme, comme en 1916 ?
Découvrez notre série consacrée aux Pasteuriens pendant la Grande Guerre
Extrait d’une conférence au Palais de la Découverte, mercredi 21 mars 2018, avec Annick Perrot, conservateur honoraire du musée Pasteur, et Maxime Schwartz, ancien directeur général de l’Institut Pasteur.
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : introduction
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : la typhoïde
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : le tétanos
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : septicémie et gangrène
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : la lutte contre les rats
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : paludisme et Armée d’Orient