Utiliser la guerre bactériologique pour lutter contre les rats dans les tranchées, c’est l’idée de Jean Danysz, à l’Institut Pasteur. Il rapporte de Pologne un bacille isolé par lui et qui donne une sorte de typhoïde aux rongeurs et les tue. Bien que l’utilisation de ce bacille dans les tranchées ait donné des résultats encourageants elle ne sera pas poursuivie afin d’éviter au service de santé une confusion de ce bacille avec celui de la typhoïde. Le bacille de Danysz restera cependant utilisé pendant de nombreuses années pour la protection des récoltes contre les nuisibles.
Les rats. Sur le front, ils sont partout. Dans les tranchées mais aussi dans les magasins, les entrepôts, dans les champs. Pour les hommes, c’est l’enfer, pour eux, le paradis. Ils grouillent, ils se faufilent, ils creusent. Ils dévorent tout. Jour et nuit. Sans distinction, les déchets, la ration, le colis que le soldat vient de recevoir de sa famille. Les cadavres des hommes et des animaux. Mais aussi la lettre que l’on que l’on avait posée pour quelques instants, inachevée, sur son banc.
Contre les rats, la lutte est perpétuelle. On organise des chasses, avec des chats et des chiens. On entretient des équipes de chiens ratiers. On court après les rats avec des pelles, on tire dessus avec des fusils. Le commandement encourage, qui donne une modeste prime par rat éliminé. Les rats sont ainsi détruits par centaines, par milliers, dans chaque cantonnement. La lutte est inégale. Les rongeurs se multiplient si vite que lutter contre eux parait sans espoir. En cinq semaines, un seul couple peut donner naissance à une bonne demi-douzaine de petits !
Comment lutter contre un ennemi qui se multiplie à une telle vitesse ?
Pasteur, en son temps, avait trouvé la solution, au moins théorique, à ce problème, pour lutter contre un insecte, le phylloxera, qui dévastait les vignes. En 1880, il écrivait : « Quand la vie a une puissance égale à celle qui se manifeste dans la reproduction du phylloxera, c’est par la vie principalement et par une puissance de reproduction supérieure qu’on peut espérer triompher. Comme toutes les espèces vivantes, le phylloxera doit avoir ses maladies, ses parasites, des causes naturelles de destruction. » Utiliser des microorganismes pathogènes pour se débarrasser d’une espèce nuisible. La guerre bactériologique. Pasteur n’aura pas l’occasion de s’attaquer lui-même au phylloxera, mais il utilisera le même principe pour lutter contre une autre espèce nuisible, le lapin. Faisant appel au microbe du choléra des poules, actif également sur les lapins, il éliminera ceux-ci de la propriété de madame Pommery, propriétaire de célèbres vignobles en Champagne, où leurs terriers menaçaient de faire s’effondrer ses caves. Il enverra ensuite son neveu, Adrien Loir, tenter d’en faire autant en Australie, mais les autorités locales ne le laisseront pas appliquer cette méthode, en dépit des ravages considérables causés dans ce pays par les lapins.
Cette idée pourrait-elle être exploitée pour lutter contre les rats dans les tranchées ? C’est ce que pense Jean Danysz, à l’Institut Pasteur (voir photo ci-dessous).
Né en 1860 en Pologne, il quitte son pays en 1879 pour venir s’installer en France. Lorsqu’il entre à l'Institut Pasteur, en 1893, il y apporte un bacille isolé par lui et qui donne une sorte de typhoïde aux rongeurs et les tue. Avant la guerre, ce bacille fait des merveilles dans les campagnes, se montrant redoutable dans la lutte contre les campagnols. Selon un rapport de l’époque : « Il résulte que 10 à 20 jours après le traitement, les campagnols sont morts dans les champs traités, dans la proportion de 95 % environ. » Le bacille de Danysz sera produit en grande quantités par l’Institut Pasteur et vendu aux agriculteurs.
Une arme bactériologique limitée
Dès le début de la guerre, Danysz entreprend donc de préparer d’importantes quantités de son bacille à destination des armées. Avec un certain succès. En témoigne cet extrait d’une thèse soutenue en 1917 par un médecin de bataillon. Après avoir mentionné l’usage des chats et des chiens ratiers ainsi que la destruction directe par les soldats dans la lutte contre les rats des tranchées, il note : « Mais le rendement obtenu par ces moyens est relativement faible, étant donné la prodigieuse fécondité du rat : ce qu’il faut obtenir, c’est sa destruction en masse, et c’est là que sa gloutonnerie vient en aide. Nombreux sont les ingrédients mis en vente à cet effet : … mais le meilleur de tous est certainement le virus de Danysz délivré à l’armée par l’Institut Pasteur. Ce virus absorbé par le rat lui donne une gastro-entérite dont il meurt : comme ces animaux n’hésitent jamais à dévorer les cadavres de leurs semblables, ils contractent à leur tour cette gastro-entérite qui va ainsi se propageant. »
Pourtant, Danysz va faire machine arrière. Bien qu’il ait démontré l’innocuité de sa bactérie pour l’homme, et appliquant le « principe de précaution » avant la lettre, il s’opposera dès 1915 à ce que les bactéries provenant de l’Institut Pasteur soient utilisées pour éliminer les rongeurs dans les locaux abritant des aliments. En effet, il veut épargner « au service de santé, et surtout à celui des vaccinations antityphoïdiques, des difficultés nouvelles dans l’appréciation des résultats obtenus ».
L’arme bactériologique n’aura donc vraisemblablement qu’un rôle limité dans la lutte contre les rats sur le front. Le bacille de Danysz restera cependant utilisé pendant de nombreuses années pour la protection des récoltes contre les nuisibles.
S’il a renoncé à l’usage de la lutte bactériologique contre les rats dans les tranchées, Jean Danysz s’efforcera cependant de promouvoir diverses méthodes de lutte chimique. Malheureusement, les efforts de Danysz, et toutes les autres mesures prises contre les rats, n’auront pour effet que de limiter leur population. Ceux-ci resteront présents, et en maîtres, dans les tranchées et sur tout le front.
Découvrez notre série consacrée aux Pasteuriens pendant la Grande Guerre
Extrait d’une conférence au Palais de la Découverte, mercredi 21 mars 2018, avec Annick Perrot, conservateur honoraire du musée Pasteur, et Maxime Schwartz, ancien directeur général de l’Institut Pasteur.
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : introduction
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : la typhoïde
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : le tétanos
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : septicémie et gangrène
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : la lutte contre les rats
Les Pasteuriens pendant la Grande Guerre : paludisme et Armée d’Orient