Comment les cellules tumorales parviennent-elles à se substituer aux cellules saines pour gagner du terrain ? Des chercheurs de l’Institut Pasteur (Paris, France) et du Champalimaud Centre for the Unknown (Lisbonne, Portugal) ont identifié un mécanisme répondant à la déformation cellulaire, exploitable par les cellules tumorales pour se débarrasser de leurs voisines. Ce mécanisme pourrait ainsi favoriser la propagation précoce des tumeurs.
Malgré des décennies de recherche sur le cancer, les premières phases de progression tumorale – de l’apparition de quelques cellules anormales à la formation d’une masse tumorale cliniquement décelable – restent mal comprises. Il a été précédemment avancé que certaines mutations pouvaient apporter à un sous-ensemble de cellules une aptitude compétitive à tuer et remplacer leurs voisines et donc à enclencher le processus cancéreux. Cependant, les mécanismes de base de cette compétition demeuraient opaques. Des chercheurs de l’Institut Pasteur et du Champalimaud Centre for the Unknown viennent de mettre au jour un nouveau mécanisme susceptible d’expliquer les modes d’attaque et de propagation des cellules tumorales.
Des cellules tumorales colonisatrices
Dans une étude publiée il y a deux ans, Eduardo Moreno, du Champalimaud Centre for the Unknown, et Romain Levayer, du groupe Mort cellulaire et homéostasie des épithéliums de l’Institut Pasteur, décrivent une forme de compétition intercellulaire mécanique jusque-là inconnue. « Le développement normal voit notamment des phases de surpeuplement tissulaire, puis d’élimination de certaines cellules », indique Eduardo Moreno. « Mais on pensait que ces cellules étaient poussées hors des tissus surchargés par extrusion, c’est-à-dire qu’elles étaient comme éjectées. »
Or, l’équipe a découvert qu’il n’en était rien. Les cellules ne sont pas extrudées vivantes des tissus, mais véritablement tuées par une forme de compétition alors insoupçonnée. « Lorsque nous avons bloqué la voie de mort cellulaire programmée, ces cellules se sont en réalité comprimées encore et encore, mais elles ne sont pas mortes et n’ont pas été extrudées. Nous avons alors compris qu’il devait exister un autre type de compétition, une compétition mécanique par laquelle les cellules utilisent la pression physique croissante qu’elles “ressentent” pour éliminer leurs voisines », expliquent Eduardo Moreno et Romain Levayer.
Une voie cellulaire interne en cause
Dans cette nouvelle étude publiée aujourd’hui (13 décembre 2018) dans la revue scientifique Current Biology, les chercheurs ont franchi une étape supplémentaire en identifiant le mécanisme moléculaire d’élimination des cellules comprimées. À cette fin, ils ont choisi de se concentrer sur les épithéliums, tels que ceux qui forment la peau et le système digestif. « L’épithélium est le principal tissu de notre corps. Il se compose de couches cellulaires créant des barrières entre l’intérieur et l’extérieur », précise Romain Levayer. « La plupart des tumeurs humaines (environ 90 %) proviennent de l’épithélium. »
Grâce à un épithélium de la mouche du vinaigre Drosophila melanogaster utilisé comme système modèle et à un ensemble d’outils issus de la biologie et de la physique, les chercheurs ont découvert qu’une voie cellulaire interne appelée EGFR/ERK, un régulateur bien connu de la survie cellulaire, était modulée par des forces mécaniques, c’est-à-dire des pressions physiques exercées sur la cellule, qui peuvent en modifier les propriétés.
Ils ont ainsi constaté que lorsque des cellules saines étaient comprimées par des cellules tumorales, le signal EGFR/ERK favorisant leur survie diminuait, entraînant leur mort. Et surtout, l’activation artificielle de cette même voie dans des cellules saines comprimées empêchait l’élimination de ces dernières et ralentissait la propagation des cellules tumorales.
De futures recherches éclairées
Pourquoi les cellules tumorales dominent-elles les cellules saines dans cette compétition mécanique ? Dans le principe, le combat devrait être plus équilibré puisque toutes ces cellules sont soumises aux mêmes forces extérieures. Eduardo Moreno précise que les voies d’auto-élimination des tumeurs sont souvent bloquées, ce qui leur procure un avantage sur les cellules saines. « C’est l’une des spécificités du cancer », souligne-t-il. « En plus d’être plus prolifératives, les cellules tumorales bénéficient d’une multitude de voies apoptotiques (d’autodestruction) mutées qui accentuent leur résistance à la mort. »
Toutes ces constatations font de la voie EGFR/ERK un candidat de choix au titre de mécanisme cellulaire de compétition mécanique d’importance et présagent son rôle possible dans les futures applications cliniques.
« L’identification de cette voie, qui détecte les déformations cellulaires et déclenche l’élimination des cellules, marque une étape capitale. Elle suggère qu’empêcher l’élimination des cellules saines qui entourent les tumeurs en prévenant la baisse d’activation de cette voie pourrait constituer, à l’avenir, une nouvelle stratégie thérapeutique d’endiguement de la croissance tumorale et de réduction de la morbidité liée au cancer », conclut Romain Levayer. De futurs travaux contribueront à déterminer le degré de généralité de ce mécanisme et sa conservation ou non chez les mammifères. Cette observation pourrait également impacter la compréhension des modes de constitution de nos tissus pendant l’embryogenèse et de régulation de leur taille et de leur forme.
Source
Competition for space induces cell elimination through compaction-driven ERK downregulation, Current Biology, 13 décembre 2018.
Eduardo Moreno1, Florence Levillayer2, Léo Valon2 et Romain Levayer2*
1. Champalimaud Centre for the Unknown, Av. Brasília 1400-038, Lisbonne, Portugal
2. Institut Pasteur, département Biologie du développement et cellules souches, 25 rue du Dr Roux, 75015 Paris, France
* Correspondance : romain.levayer@pasteur.fr / eduardo.moreno@research.fchampalimaud.org