L’Organisation mondiale de la santé s’alarme de la menace qui pèse sur l’efficacité des antibiotiques : « On risque à l’avenir de ne plus disposer d’antibiotiques permettant de soigner les infections bactériennes courantes. » Les infections provoquées par des bactéries résistantes aux antibiotiques sont plus difficiles et plus coûteuses à traiter et sont associées à un risque accru d’échec thérapeutique. La résistance aux antibiotiques est particulièrement problématique dans les pays à revenu faible ou intermédiaire (PRFI), dans lesquels la protection moindre de la santé publique contribue à alourdir le fardeau des maladies bactériennes. Mais ce n’est pas tout. De nouvelles recherches de l'Institut Pasteur à Paris et de celui du Cambodge, dont les résultats ont été publiés dans la revue Emerging Infectious Diseases, suggèrent que la propagation des bactéries résistantes aux antibiotiques au sein des PRFI pourrait également être accentuée par celles présentes dans les aliments.
Les chercheurs de l’Institut Pasteur ont commencé à se demander si les aliments pouvaient être à l’origine d’une exposition à des bactéries résistantes aux antibiotiques suite aux résultats surprenants du programme BIRDY (portant sur les infections bactériennes et les maladies résistantes aux antimicrobiens chez les enfants en bas âge des pays à faible revenu), une étude menée par l’Institut Pasteur sur des cohortes communautaires au Sénégal, à Madagascar et au Cambodge. Dans le cadre de ce programme, des femmes enceintes ont subi des tests de colonisation intestinale par des entérobactéries produisant des b-lactamases à spectre élargi (BLSE), des enzymes qui confèrent une résistance à plusieurs classes d’antibiotiques extrêmement importants. À Phnom Penh, pas moins de 70 % de ces femmes étaient colonisées, contre 16 % des mères participant au programme BIRDY à Madagascar (et environ 5-6 % des personnes saines en Ile-de-France, par exemple).
Or, contrairement à d’autres PRFI du programme BIRDY, le Cambodge se caractérise par une forte consommation de viande et de poisson et par un recours croissant et non réglementé aux antibiotiques dans l’élevage des animaux destinés à l’alimentation. Les chercheurs de l’Institut Pasteur ont ainsi formulé l’hypothèse du possible rôle joué par l’exposition à de la viande et du poisson contaminés par des entérobactéries productrices de BLSE dans le taux élevé de colonisations intestinales détecté chez les femmes du programme BIRDY de Phnom Penh.
Une étude collaborative basée sur le concept « une seule santé »
Pour vérifier cette hypothèse, des chercheurs de l’Institut Pasteur se sont associés à des confrères de l’Institut Pasteur du Cambodge, du Sihanouk Hospital Center of Hope (Cambodge) et de l’Institut de médecine tropicale (Belgique) pour mener une étude collaborative basée sur le concept « une seule santé ». De septembre à décembre 2016, les partenaires de l’étude ont ainsi prélevé 150 échantillons de porc, poulet et poisson sur deux marchés de Phnom Penh du quartier dans lequel résidaient les femmes du programme BIRDY. Parallèlement, des enquêteurs de terrain ont interrogé ces femmes sur leurs habitudes alimentaires et leurs expositions environnementales. Récemment agrandi, le Laboratoire de sécurité alimentaire et environnement (LEFS) de l’Institut Pasteur du Cambodge a réalisé des analyses sur les échantillons alimentaires afin de déceler la présence d’entérobactéries présomptives productrices de BLSE. Les souches identifiées ont été séquencées à l’Institut Pasteur de Paris en collaboration avec le Dr Simon Le Hello, et des bio-informaticiens du Centre de bioinformatique, biostatistique et biologie intégrative (C3BI) ont utilisé ces séquences pour effectuer une comparaison phylogénétique des bactéries E. coli d’origines alimentaire et humaine. Enfin, les chercheurs du groupe PhEMI ont conçu des modèles épidémiologiques afin d’étudier l’impact éventuel de l’exposition environnementale et des habitudes alimentaires des femmes du programme BIRDY sur leur colonisation par des bactéries semblables à celles détectées dans les aliments.
La santé humaine impactée par des bactéries animales résistantes aux antibiotiques
Les chercheurs ont découvert qu’environ 60 % de la viande et du poisson étaient contaminés par des bactéries E. coli productrices de BLSE, la plupart du génotype CTX-M-55, répandu en Asie, et présentaient une résistance aux amphénicols (une classe d’antibiotiques interdits en médecine humaine au Cambodge depuis le début des années 2000). Ils ont comparé des séquences génomiques complètes d’E. coli d’origine alimentaire à des souches provenant de femmes du programme BIRDY dont l’intestin était colonisé, ainsi que de patients infectés traités au Sihanouk Hospital Center of Hope. Ils se sont aperçus que près de 40 % des bactéries E. coli productrices de BLSE détectées chez les femmes du programme BIRDY (mais aucune parmi les patients infectés) appartenaient aux groupes phylogénétiques comprenant la plupart des souches d’origine alimentaire, et qu’une part importante de ces dernières affichaient une capacité de production du génotype de BLSE CTX-M-55 et une résistance aux amphénicols (caractéristique des souches d’origine alimentaire) supérieures à celles des isolats de colonisation intestinale des femmes du programme BIRDY d’un autre groupe.
Les femmes du programme BIRDY colonisées par les bactéries E. coli résistantes aux amphénicols avaient également plus tendance à consommer de la viande de volaille séchée au soleil. L’interdiction du chloramphénicol en médecine humaine depuis près de 20 ans au Cambodge alors que des analogues (florfénicol, thiamphénicol, etc.) continuent d’être administrés aux animaux destinés à l’alimentation suggère une propagation directionnelle des bactéries E. coli productrices de BLSE, des aliments aux personnes dont l’intestin est colonisé.
Une amélioration nécessaire de la sécurité alimentaire
Ces résultats contrastent avec des études antérieures menées en Europe et démentent l’idée selon laquelle les bactéries résistantes aux antibiotiques qui circulent chez les animaux n’ont aucun impact sur la santé humaine. Dans cette étude, les chercheurs supposent, au contraire, qu’une protection moindre de la santé publique, une réglementation inadaptée de l’administration d’antibiotiques aux animaux destinés à l’alimentation et une consommation de produits animaux insuffisamment cuits pourraient accentuer la propagation à Phnom Penh de bactéries résistantes aux antibiotiques et/ou de gènes de résistance d’animaux d’élevage. Ces résultats soulignent, globalement, la nécessité de donner la priorité à la sécurité alimentaire et de mettre en place des stratégies multisectorielles de lutte contre la résistance aux antibiotiques dans les PRFI, en accord avec le concept « une seule santé ». Le ministère de la Santé du Cambodge, l’Institut cambodgien de recherche sur la santé et la production animales et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dirigent les efforts au Cambodge.
Sources
Meat and Fish as Sources of Extended-Spectrum β-Lactamase–Producing Escherichia coli, Cambodia, Emerging Infectious Diseases Journal, Janvier 2019
Maya Nadimpalli1,2, Yith Vuthy3, Agathe de Lauzanne3, Laetitia Fabre1, Alexis Criscuolo1, Malika Gouali3, Bich-Tram Huynh1,2, Thierry Naas1,4, Thong Phe5, Laurence Borand3, Jan Jacobs6,7, Alexandra Kerléguer3, Patrice Piola3, Didier Guillemot1,2,8, Simon Le Hello1, Elisabeth Delarocque-Astagneau1,2,8
1 Institut Pasteur, Paris, France
2 Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines and Université Paris-Saclay, Paris
3 Institut Pasteur du Cambodge, Phnom Penh, Cambodia
4 Assistance Publique/Hôpitaux de Paris, Bicêtre Hospital and Université Paris-Sud, Le Kremlin-Bicêtre, France
5 Sihanouk Hospital Center of Hope, Phnom Penh
6 Institute of Tropical Medicine, Antwerp, Belgium
7 K.U. Leuven, Leuven, Belgium
8 Assistance Publique/Hôpitaux de Paris, Raymond-Poincaré Hospital, Garches, France
CTX-M-55-type ESBL-producing Salmonella enterica are emerging among retail meats in Phnom Penh, Cambodia, Journal of Antimicrobial Chemotherapy, Octobrer 2018
Maya Nadimpalli1,2, Laetitia Fabre1, Vuthy Yith3, Nita Sem3, Malika Gouali3, Elisabeth Delarocque-Astagneau1,2,4, Navin Sreng3, Simon Le Hello1
1 Institut Pasteur, Paris, France
2 Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines and Université Paris-Saclay, Paris
3 Institut Pasteur du Cambodge, Phnom Penh, Cambodia
4 Assistance Publique/Hôpitaux de Paris, Raymond-Poincaré Hospital, Garches, France