Une collaboration internationale de recherche impliquant des scientifiques du Wellcome Sanger Institute, de l’Université de Toronto, de l’Institut Pasteur et de l’Université de Sanaa, a permis d’identifier l’origine de la résistance aux antibiotiques apparue chez les bactéries responsables de l’épidémie de choléra qui sévit actuellement au Yémen. Les résultats de leur étude, publiés 28 septembre 2023 dans la revue Nature Microbiology, soulignent l’importance d’une surveillance génomique continue des pathogènes pour contrôler l’émergence de souches multirésistantes aux antibiotiques.
Le Yémen connaît l’épidémie de choléra la plus sévère de l’Histoire moderne, avec plus de 2,5 millions de cas et au moins 4 000 décès depuis 20161. Le choléra est une maladie infectieuse épidémique causée par le vibrion cholérique, une lignée de la bactérie Vibrio cholerae (V. cholerae) produisant la toxine cholérique2.
La maladie se manifeste dans ses formes sévères par des diarrhées et vomissements intenses à l’origine d’une déshydratation pouvant entraîner la mort en quelques heures. La réhydratation est la base du traitement du choléra mais les antibiotiques contribuent à réduire la durée de la maladie, ce qui limite le risque de complications pour le patient ainsi que le portage et l’excrétion du vibrion cholérique. Par ce biais, le risque de propagation du choléra à d’autres individus est diminué. Une classe d’antibiotiques, les « macrolides », a été largement prescrite au Yémen jusqu’au début de l’année 2019 pour traiter les cas modérés à graves de choléra chez les femmes enceintes et les enfants, une population fortement touchée.
Cependant, à partir de 2018, les professionnels de santé ont observé une tendance inquiétante : les patients ne répondaient plus à ces traitements de première ligne.
Dans cette nouvelle étude, des chercheuses et chercheurs du Wellcome Sanger Institute, de l’Université de Toronto, de l’Institut Pasteur et de l’Université de Sanaa et leurs collaborateurs ont entrepris d’identifier la cause de cette antibiorésistance croissante en analysant 260 échantillons d’ADN de V. cholerae isolés au Yémen entre 2016 et 2019.
L’équipe a découvert qu’au cours de l’épidémie au Yémen, un vibrion cholérique contenant des éléments génétiques permettant une multirésistance aux antibiotiques s’était imposé, probablement en raison de la généralisation de l’usage des antibiotiques à cette époque.
L’équipe a alors décelé la présence d’un nouveau plasmide – une petite molécule d’ADN circulaire – chez tous les vibrions cholériques isolés à partir de novembre 2018. Ce plasmide, dont la stabilité chez V. cholerae est très inhabituelle3, a apporté des gènes conférant la résistance à plusieurs antibiotiques à usage clinique, dont les macrolides.
Les scientifiques ont également repéré ce plasmide de multirésistance dans d’autres lignées de V. cholerae d’origine environnementale, qui peuvent occasionnellement être à l’origine d’infections chez l’homme mais qui n’entraînent pas le choléra4. Cette observation suggère que le vibrion cholérique a pu acquérir le plasmide de résistance aux antibiotiques à partir de ces souches locales. Ce processus a pu être accentué par la forte pression sélective générée par le recours massif aux antibiotiques à l’époque.
Le Dr Florent Lassalle du Wellcome Sanger Institute, premier auteur de l’étude, déclare : « Le grand potentiel épidémique de ce type de vibrion avait déjà été observé avant 2019, lors de la plus grande épidémie de choléra observée depuis 1961. Il a aujourd’hui révélé sa capacité à s’adapter aux antibiotiques. Dans notre étude, nous montrons l’émergence d’un nouveau type de vibrion cholérique combinant le potentiel de pathogénicité de la souche épidémique et une capacité à résister à plusieurs antibiotiques clé. Cette situation réclame des recherches plus approfondies sur l’évolution du génome du vibrion cholérique. Une meilleure compréhension de son évolution et de sa capacité à provoquer des épidémies nous permettra d’améliorer les stratégies de lutte contre la maladie. »
Le Professeur François-Xavier Weill et le Dr Marie-Laure Quilici, superviseurs de l’étude pour l’Institut Pasteur, à Paris, ajoutent : « Cette souche de vibrion cholérique, qui a également été repérée en Afrique de l’Est et en Afrique du Sud, est capable d’acquérir des plasmides porteurs d’une multirésistance aux antibiotiques. Ce comportement inattendu constitue une nouvelle menace pour la lutte contre le choléra, et nous devons comprendre ce phénomène pour pouvoir élaborer des stratégies efficaces de contrôle. En attendant, une surveillance régulière et standardisée de la sensibilité aux antibiotiques des souches de vibrion cholérique est primordiale pour pouvoir adapter rapidement l’antibiothérapie en cas d’émergence d’une souche résistante. »
Et le Dr Abdul-Elah Al-Harazi, auteur principal de l’étude et directeur du Centre national des laboratoires de santé publique au Yémen, de poursuivre : « La propagation mondiale de cette souche de vibrion cholérique est extrêmement préoccupante. Nous avons rencontré de grandes difficultés à mener cette étude en raison du conflit en cours au Yémen. Néanmoins, des institutions de plusieurs pays se sont mobilisées pour identifier les causes sous-jacentes du choléra. Au-delà de nos observations collectives cruciales, le succès de notre étude se mesure au final à l’accessibilité de l’ensemble de notre expertise, de nos processus et de nos connaissances à ceux qui en ont le plus besoin. Preuve en est notre récent symposium5, qui a rassemblé des participants du monde entier autour d’un objectif : accélérer notre riposte contre les maladies infectieuses. Cet objectif commun ne peut être atteint sans efforts encore plus concertés. Les résultats de notre étude montrent clairement qu’en l’absence de données plus précises, il est peu probable que nous éradiquions ce pathogène de sitôt. Des données de meilleure qualité nous permettraient, en effet, d’initier des changements fondamentaux au service de la santé publique sur le terrain. »
Ces recherches ont reçu le soutien du Wellcome et de l’Institut Pasteur. Pour consulter tous les remerciements relatifs au financement, reportez-vous à la publication.
1. https://www.emro.who.int/health-topics/cholera-outbreak/index.html
2. Bien que les bactéries V. cholerae soit très diverses, les souches à l’origine du choléra épidémique actuel n’appartiennent qu’à la lignée El Tor responsable de la septième pandémie (7PET) qui a débuté en 1961. Weill et al., Science (2017) ; https://doi.org/10.1126/science.aad5901
3. Il a été démontré que deux systèmes de défense, appelés DdmABC et DdmDE, déstabilisaient les plasmides chez V. cholerae. Jaskólska et al, Nature (2022) https://doi.org/10.1038/s41586-022-04546-y
4. Les chercheurs sont parvenus à établir l’échange de gènes entre les souches appartenant aux lignées non-7PET (souches locales) et à la lignée 7PET (souche épidémique / vibrion cholérique), du fait de la présence d’un plasmide identique.
5. Le consortium d’auteurs, emmené par le Dr Abdul-Elah Al-Harazi, le Dr Marie-Laure Quilici, le Professeur François-Xavier Weill, le Dr Ghulam Dhabaan et le Professeur Nicholas Thomson, a organisé un symposium en ligne en octobre 2022 afin de présenter les différentes expertises de chaque groupe et d’encourager la réflexion collective visant à faire avancer cette initiative. Les enregistrements des interventions sont accessibles en ligne à l’adresse : https://sites.google.com/view/yemencholeragenome/home
Les jeux de données sont disponibles à des fins d’analyse interactive à l’adresse : https://github.com/flass/yemenpaper ; https://github.com/flass/yemenpaper et https://figshare.com/projects/genomic_epidemiology_of_the_cholera_outbreak_in_Yemen_2018-2019/122507
Source :
Genomic epidemiology reveals multidrug resistant plasmid spread between Vibrio cholerae lineages in Yemen, Nature Microbiology, 28 septembre 2023
Florent Lassalle1, Salah Al-Shalali2, Mukhtar Al-Hakimi 2, Elisabeth Njamkepo 3, Ismail Mahat Bashir4, Matthew J. Dorman 1,5, Jean Rauzier3, Grace A. Blackwell1,6, Alyce Taylor-Brown 1, Mathew A. Beale 1, Adrián Cazares 1, Ali Abdullah Al-Somainy7, Anas Al-Mahbashi2, Khaled Almoayed7, Mohammed Aldawla8, Abdulelah Al-Harazi7, Marie-Laure Quilici 3,11, François-Xavier Weill 3,11, Ghulam Dhabaan 9,11 & Nicholas R. Thomson 1,10,11
1 Parasites and Microbes Programme, Wellcome Sanger Institute, Hinxton, UK.
2 Faculty of Science, Sana’a University, Sana’a, Yemen.
3 Institut Pasteur, Université Paris Cité, Unité des Bactéries pathogènes entériques, Paris, France.
4 WHO Yemen country office, Sana’a, Yemen.
5 Churchill College, Cambridge, UK.
6 EMBL-EBI, Hinxton, UK.
7 National Centre of Public Health Laboratories, Sana’a, Yemen.
8 Ministry of Public Health, Infection Control Unit, Sana’a, Yemen.
9 Department of Laboratory Medicine and Pathobiology, University of Toronto, Toronto, Ontario, Canada.
10 London School of Hygiene and Tropical Medicine, London, UK.
11 These authors jointly supervised this work: Marie-Laure Quilici, François-Xavier Weill, Ghulam Dhabaan, Nicholas R. Thomson.
https://doi.org/10.1038/s41564-023-01472-1