L’Institut Pasteur a organisé, le jeudi 26 septembre 2019, une table ronde sur le contexte économique de la lutte contre la résistance aux antibiotiques dans le cadre de son axe prioritaire sur ce thème (aussi appelé AMR pour AntiMicrobial Resistance). Cet événement a bénéficié de la présence de Lord Jim O’Neill, économiste auteur d’un rapport qui a joué un rôle déterminant dans la prise de conscience politique de l’enjeu de la résistance aux agents antimicrobiens, aux côtés d’autres experts en santé publique, de chercheurs, ainsi que de représentants des secteurs public et privé. Le Professeur Stewart Cole, directeur général de l’Institut Pasteur, a mené les discussions et ouvert la table ronde en déclarant que, face à l’enjeu de l’antibiorésistance, « un changement de paradigme s’impose ».
Le Professeur Cole a ouvert la table ronde en en définissant le cadre et en saluant la présence d’un groupe d’experts, dont Lord O’Neill, l’un des premiers à avoir alerté les leaders mondiaux sur l’enjeu de l’antibiorésistance. Depuis leur introduction dans les années 1900, les antimicrobiens ont révolutionné le traitement des maladies et d’autres aspects de la santé humaine. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à une résistance aux agents antimicrobiens à l’échelle internationale, un sérieux enjeu de santé publique qui « menace la prévention et le traitement efficaces d’un nombre croissant d’infections bactériennes, parasitaires, virales et fongiques » et qui est capable, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de compromettre les actes chirurgicaux lourds et les chimiothérapies du cancer. L’industrie pharmaceutique, qui a été décisive dans l’accès du public aux antimicrobiens, n’est actuellement pas disposée à investir dans de nouvelles solutions, plombant le financement de la lutte contre l’antibiorésistance et rendant son issue incertaine. Par ailleurs, le public est mal informé de ses dangers, de ses problématiques scientifiques sous-jacentes et de la nécessité de changer de cadre économique. C’est pour ces raisons que la lutte contre la résistance aux antimicrobiens constitue l’un des axes prioritaires du plan stratégique mis en place par le Professeur Cole. La table ronde a également abordé un autre aspect majeur de ce plan stratégique, à savoir l’importance de l’engagement sociétal. L’Institut Pasteur s’engage ainsi à communiquer sur ce qu’il fait et pourquoi, ainsi que sur les avantages que le public peut tirer de ses travaux, au service d’une meilleure santé pour tous.
Le professeur Stewrt Cole présente la table ronde sur la résistance aux antimicrobiens à l'Institut Pasteur le 26 septembre 2019. Crédit photo : François Gardy / Institut Pasteur.
Leçons tirées de la lutte contre le VIH
À l’Institut Pasteur, Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel de médecine en 2008, ne connaît que trop bien cette situation dans laquelle le cadre économique joue un rôle clé dans la quête d’une solution à une crise de santé publique. En effet, cette situation est non seulement celle de la résistance aux antimicrobiens, mais était également celle du virus VIH – découvert par Françoise Barré-Sinoussi – avant le développement de médicaments. Cette dernière, qui a joué un rôle clé dans l’accès des patients au traitement, a présenté les leçons tirées de son expérience dans le domaine du VIH. Pour mettre les médicaments à la disposition des séropositifs, il a fallu jeter un pont entre les acteurs académiques et les entreprises pharmaceutiques. La parole des patients, l’implication de la communauté et les collaborations transversales ont été essentielles à l’obtention de résultats scientifiques par le biais d’essais et de la mise sur le marché de médicaments. « Nous avons constaté l’importance d’impliquer les patients à tous les niveaux et la volonté des acteurs – activistes, communautés de patients, chercheurs et praticiens – d’unir leurs forces dans le cadre d’une coopération dynamique », a déclaré le Professeur Barré-Sinoussi.
Françoise Barré-Sinoussi, lauréate du prix Nobel, à la table ronde sur la résistance aux antimicrobiens à l'Institut Pasteur, le 26 septembre 2019. Crédit photo : François Gardy / Institut Pasteur.
Quelles conséquences d’une inaction en matière de résistance aux antimicrobiens ?
Après ces paroles de sagesse de la lauréate du prix Nobel, l’économiste britannique Lord Jim O’Neill, dont le parcours professionnel remarquable dans la finance et la politique en fait, selon ses propres dires, un « étranger » au monde des sciences et de la santé, a présenté les conclusions de son rapport de 2016 sur l’antibiorésistance, dressé à la demande du Wellcome Trust et du ministère de la Santé britannique. L’absence de parti pris et de suppositions ainsi que l’angle économique de ce rapport ont permis de sensibiliser les leaders mondiaux à cet enjeu de santé publique.
Lord O’Neill a utilisé des modèles économiques pour déterminer les conséquences d’une inaction en matière de résistance aux antimicrobiens. Son équipe et lui ont ainsi établi qu’elle pourrait tuer 10 millions d’individus dans le monde d’ici 2050. Par ailleurs, la perte économique cumulée pourrait atteindre un billion de dollars à l’échelle planétaire.
D’après Lord O’Neill, appréhender le problème en termes économiques aurait un fort impact. Il a même indiqué qu’il serait bon d’intégrer la préparation à l’antibiorésistance aux facteurs relevant de la surveillance du FMI. « Si la lutte contre la résistance aux antimicrobiens déterminait le montant des crédits octroyés aux pays, elle ferait l’objet d’une plus grande attention. » Il a déploré que le Royaume-Uni n’en soit plus un chef de file international, mais a constaté des initiatives encourageantes en agriculture dans certains pays et des stratégies ciblées élaborées par de nombreux supermarchés.
De la nécessité d’une meilleure communication et d’un financement accru de la recherche
La table ronde s’est ensuite intéressée à l’approche française de la lutte contre la résistance aux antimicrobiens, avec la participation du Dr Yazdan Yazdanpanah, directeur de l’ITMO I3M, Aviesan, et du Dr Céline Pulcini, coordinatrice Résistance aux antibiotiques au ministère de la Santé. Cette dernière a déclaré que la démarche résolue du Royaume-Uni en matière de résistance aux agents antimicrobiens était une source d’inspiration de ce côté-ci de la Manche. Elle s’est fait l’écho du besoin global d’améliorer la communication en la matière afin de tenir le public informé de son actualité et des innovations associées, à l’instar des mesures que son groupe met actuellement en œuvre. Celui-ci s’est notamment fixé comme priorité de stimuler l’innovation et de préserver l’accès aux antibiotiques existants face à la pénurie nationale. En conclusion, elle a exprimé l’urgence pour les acteurs clés de l’antibiorésistance d’apprendre les uns des autres pour ne pas perdre de temps ni gaspiller d’argent.
Le Dr Yazdanpanah a, quant à lui, abordé la contribution de la France à l’« amorçage » de progrès dans la lutte contre la résistance aux antimicrobiens, par le biais d’actions visant à cartographier la recherche sur la santé humaine et animale, ainsi que la nécessité de mieux organiser et coordonner la recherche, avec des initiatives telles que le PPR (plan prioritaire de recherche) dédié. Il a également souligné l’importance de consacrer des fonds à la structuration de la recherche.
De nouvelles incitations pour l’industrie pharmaceutique
Le Dr Colm Leonard (consultant / conseiller clinique au Centre for Health Technology du National Institute for Health and Care Excellence Evaluation) a détaillé des techniques d’élaboration d’initiatives économiques susceptibles d’améliorer le processus de développement de médicaments. Il a, par exemple, proposé la mise en place d’un système de règlement dissocié reposant sur un programme de remboursement distinct, ou encore la révision du mode d’estimation de la valeur. La valeur pourrait ainsi être calculée sur la base non seulement de l’effet d’une mesure sur un patient, mais également de l’impact social de la prévention de la transmission et des changements de pratiques. Il a aussi évoqué la nécessité de créer de nouvelles incitations à l’échelle mondiale en faveur de l’engagement de l’industrie pharmaceutique.
Documentation déficiente de la situation et des traitements actuels
Marie Petit (BEAM Alliance, Biotech companies in Europe combatting AntiMicrobial resistance) a fait part de son désarroi face à la « crise de financement » actuelle de la lutte contre l’antibiorésistance. Elle a été confrontée à de nombreux problèmes structurels dans son parcours, comme la difficulté de comparer les nouveaux traitements aux traitements actuels due à leur documentation défaillante. Par ailleurs, les cas mortels de résistance aux antimicrobiens sont sous-déclarés. À l’hôpital, les certificats de décès précisent généralement une maladie plutôt que la cause sous-jacente de l’échec du traitement, ce qui contribue à occulter l’urgence du problème. Marie Petit a également souligné que les décideurs étaient plus accessibles aux grandes entreprises pharmaceutiques qu’aux petits acteurs, comme les PME. Stewart Cole a conclu sa présentation en demandant comment faire pour que ces grandes entreprises soient plus actives dans le domaine de l’antibiorésistance.
Les défis des grandes entreprises pharmaceutiques
Le Dr Laurent Fraisse, directeur de la R&D sur les maladies infectieuses chez Evotec, a rappelé certains des défis auxquels sont confrontées les grandes entreprises pharmaceutiques. Leur modèle économique exige des retours sur investissement et, actuellement, leurs marges bénéficiaires sur les travaux liés à la résistance aux antimicrobiens sont trop faibles. Les investissements sont toujours plus coûteux, ce qui est problématique pour les grandes entreprises, mais davantage encore pour les petites sociétés de biotechnologie, moins solides financièrement. De plus, les anciennes orientations scientifiques n’ont plus cours. La solution est donc d’encourager l’investissement.
L’antibiorésistance : un enjeu majeur méconnu
Le discours de clôture s’est étendu aux soins de santé en général et a tourné autour des coûts économiques faramineux prédits par le rapport O’Neill, non pas pour une entreprise en particulier mais pour la société tout entière. Stewart Cole a soulevé la question de la responsabilité des entreprises vis-à-vis de la société, et Jim O’Neill a mis en avant des concepts tels que le « pay-or-play » et le « profit à bon escient », suggérant l’existence de moyens susceptibles de rendre le lien entre santé publique et santé économique plus fonctionnel.
Malgré leurs différents degrés d’optimisme et points de référence, les intervenants se sont accordés sur la gravité du problème. Jim O’Neill a même soutenu que les chercheurs qu’il connaît affirmeraient que les dangers potentiels de l’antibiorésistance surpassent ceux du changement climatique alors que le public y est nettement moins sensibilisé.
Stewart Cole, dont le plan stratégique invite au dialogue entre la science et la société, a conclu en s’adressant aux personnes présentes par ces mots : « Nous devons travailler ensemble et inclure les communautés. Nous avons besoin d’un leadership fort. Si nous pouvions trouver une Greta Thunberg pour le mouvement AMR... Je vous encourage à relever le défi », a-t-il lancé en souriant.
La table ronde sur la résistance aux antimicrobiens à l'Institut Pasteur du 26 septembre 2019. Crédit photo : François Gardy / Institut Pasteur.
Consulter le rapport O’Neill, « The review on antimicrobial resistance », mai 2016 (en anglais).
Cette étude entre dans le cadre de l’axe scientifique prioritaire Résistance aux agents antimicrobiens du plan stratégique 2019-2023 de l’Institut Pasteur.