Depuis le début de la pandémie de Covid-19, on voit apparaître dans le langage courant des termes qui, il y a un an, étaient réservés au monde scientifique. PCR par exemple, utilisé pour les tests diagnostic. Un autre terme jadis inconnu du public est aujourd’hui sur toutes les lèvres : ARN messager. Ce composant miracle grâce auquel des vaccins peuvent-être administrés à la population moins d’un an après le début de la pandémie, alors que, jusqu’à présent, les délais connus pour obtenir un vaccin contre une nouvelle maladie étaient plutôt de dix ans. Qu’est-ce donc que cet ARN messager ? Quand et par qui a-t-il été découvert ?
Il nous faut revenir soixante ans en arrière, à l’Institut Pasteur à Paris. Depuis une dizaine d’années on savait que l’ADN, constituant des chromosomes, était le support de l’hérédité. Depuis 1953, la connaissance de la structure de cet ADN, établie par Jim Watson et Francis Crick, permettait de comprendre comment celui-ci était porteur d’un code définissant la structure des protéines et comment il pouvait se dupliquer à l’identique lors de chaque division cellulaire.
La régulation de l’expression génétique
À l’Institut Pasteur, une équipe incluant Jacques Monod, François Jacob et François Gros s’interrogeait sur les mécanismes intervenant dans la lecture du message génétique. Une question retenait particulièrement leur attention, celle de la régulation de l’expression génétique. Comment se faisait-il que tous les gènes portés par le chromosome - il s’agissait en l’occurrence d’une bactérie - n’étaient pas tous exprimés en même temps. Par exemple, les protéines enzymatiques nécessaires au métabolisme d’un sucre n’étaient synthétisées que lorsque ce sucre était présent dans le milieu de culture.
Leurs travaux les ont conduits à la conclusion que l’expression des gènes codant ces protéines était contrôlée par des protéines régulatrices dont l’activité dépendait de la présence du sucre (le métabolite sur la figure 1 ci-dessous). Présentés début 1961 dans un article historique (1) qui leur valut le Prix Nobel, Jacob et Monod s’interrogeaient sur la manière dont le message porté par les gènes, par l’ADN, était transmis au lieu où sont synthétisées les protéines, sur des structures dénommées ribosomes.
Figure 1 : le modèle de l’opéron. Crédit : Institut Pasteur.
L’hypothèse de l’ARN messager
Selon leurs hypothèses, cette transmission devait être effectuée par un ARN, qu’ils qualifièrent de « messager », copie de la séquence d’ADN. D’autres hypothèses avaient été envisagées, dont une lecture directe de l’ADN par les ribosomes ou bien l’existence de ribosomes spécifiques de chaque gène. Une expérience de François Gros (voir photo ci-dessous) joua un rôle déterminant pour confirmer l’hypothèse de l’ARN messager : l’addition aux cultures d’un inhibiteur de la synthèse d’ARN provoquait un arrêt immédiat de la synthèse des protéines. Ce résultat suggérait qu’un ARN jouait un rôle d’intermédiaire dans la synthèse des protéines et, de plus, que cet intermédiaire devait être instable, dégradé par des enzymes, faute de quoi la synthèse des protéines aurait dû se poursuivre un certain temps.
Restait à identifier cet ARN messager, un objectif particulièrement difficile étant donnée son instabilité présumée.
François Gros dans les années 60. Crédit : Institut Pasteur.
Deux expériences similaires de François Gros et François Jacob, alors en visite dans des laboratoires aux Etats-Unis
François Gros raconte (2) comment François Jacob et lui-même se sont rencontrés, en juin 1960, devant le perron central de l’Institut Pasteur à Paris. Tous deux s’apprêtaient à entreprendre des séjours de courte durée aux États-Unis, François Jacob dans le laboratoire de Matthew Meselson au California Institute of Technology, à Pasadena, et lui-même dans celui de Jim Watson, à Harvard University. Ils eurent un bref échange sur les travaux qu’ils comptaient poursuivre durant ces séjours. Leurs objectifs, sans être directement la recherche de l’ARN messager, portaient sur des sujets connexes. Et finalement tous deux, dans leurs laboratoires respectifs allaient apporter la preuve de l’existence de cet ARN messager. Pour les deux, ce fut une expérience compliquée.
Pour François Gros, « dans le laboratoire de Jim, au sein du très austère bâtiment de la Harvard University que flanquent deux rhinocéros en bronze, il y eut des moments épiques ! Il régnait dans les locaux une chaleur torride, le matériel était quasi inexistant, les compteurs de radioactivité vétustes, énormes et grinçants, il n’était pas rare que les expériences se prolongeassent tard dans la nuit… »
Pour François Jacob, comme il le raconte dans La statue intérieure (3), alors qu’il travaillait avec Sydney Brenner (du Cavendish Laboratory à Cambridge, lui aussi en visite dans le laboratoire de Matthew S. Meselson), avec qui il avait eu de nombreux débats en Angleterre et qui, lui aussi était venu passer l’été à Pasadena : « Rien à faire, nous n’y arrivions pas. Nous avions beau répéter l’expérience, la modifier, changer un détail ici ou là, nous ne pouvions y parvenir [à détecter ce fameux ARN messager]. Nous étions là, affalés sur le sable. Echoués au soleil comme des baleines qui ont raté la passe. Je me sentais la tête vide. Le front ridé, ses gros sourcils froncés, l’air mauvais, Sydney regardait l’horizon sans un mot… » C’était quelques jours avant la fin de leur séjour : « Soudain Sydney bondit comme un diable. Hurle : ‘Le magnésium ! C’est le magnésium !’. » Et il avait raison. Une augmentation de la concentration de magnésium était indispensable à la réussite de leurs expériences, car elle stabilisait les ribosomes.
La preuve de l’existence de cet ARN messager
De retour à Paris, François Gros et François Jacob eurent le plaisir de constater que leurs résultats, obtenus dans des laboratoires situés à 5 000 km de distance, étaient extrêmement voisins. La détection de l’ARN messager supposait des marquages très courts des bactéries en croissance avec du phosphate marqué au phosphore radioactif, le P32. Des expériences d’ultracentrifugation permettaient alors de retrouver l’ARN marqué associé aux ribosomes. Des expériences complémentaires, montrant notamment que la séquence des nucléotides dans cet ARN était complémentaire de celles de l’ADN, ont permis de confirmer que cet ARN était bien l’ARN messager.
Les articles publiés côte à côte dans le même numéro de Nature en mai 1961, dont François Gros est le premier auteur pour l’un (4) et François Jacob le deuxième auteur pour l’autre (5), ont bien signé la naissance de l’ARN messager.
Il est bien certain que ni François Gros, ni François Jacob n’auraient pu imaginer en 1961 que, 60 ans plus tard, cet ARN messager aussi instable pourrait constituer des vaccins administrés à toute la population du globe contre la Covid-19. Cela a supposé, entre autre, des techniques développées par les industriels, de stabilisation de cette molécule, et de procédés de distribution complexes étant donné la nécessité de les conserver à très basse température.
Références :
- JACOB F. et MONOD J., Genetic Regulatory Mechanisms in the Synthesis of Proteins. J. Mol. Biol. 3, 318-356, (1961).
- GROS F., L’Histoire du Messager. In Hommage à Jacques Monod. Les origines de la biologie moléculaire. Présenté par André Lwoff et Agnès Ullmann. Éditions Études vivantes, Academic press, 1980. pp 121-128. Des versions en anglais de cet ouvrage ont été publiées en 1979 par Academic press et en 2004 par l’American Society of Microbiology.
- JACOB F., La Statue intérieure. Odile Jacob, (1987).
- GROS F., HIATT H., GILBERT W., KURLAND C.G., RISEBROUGH R.W. et WATSON J.D., “Unstable Ribonucleic acid Revealed by Pulse Labelling of Escherichia coli”, Nature , 190, 581-585 (1961)
- BRENNER S., JACOB F. et MESELSON M, « An Unstable Intermediate Carrying Information from Genes to Ribosomes for Protein Synthesis », Nature, 190, 576–81, (1961)
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