La plupart de nos tissus se renouvellent en permanence et doivent se débarrasser des cellules mourantes tout en préservant leur organisation. Un mécanisme nouvellement identifié assure en continu l’exclusion des cellules mourantes de nos tissus. Ce processus est basé sur le démantèlement des microtubules, des fibres longues bien connues pour leur rôle dans la division cellulaire et le transport intracellulaire. En ajustant leur stabilité, il serait possible d’exclure les cellules cancéreuses de nos tissus malgré leur résistance à la mort.
Les épithéliums comptent parmi les principaux tissus du corps humain. Ils ont pour fonctions essentielles de séparer les organes, de préserver leur forme et de les protéger des infections et des variations environnementales. Ces propriétés reposent sur les fortes adhérences de toutes les cellules, enveloppant la couche de tissu tout en maintenant sa cohésion mécanique. Cette fonction stabilisatrice est cependant mise à l’épreuve en permanence par le renouvellement des cellules, qui se divisent et meurent fréquemment dans certains organes. Par exemple, 10 milliards de cellules sont éliminées chaque jour de l’intestin humain. La mort cellulaire est un processus hautement régulé, basé sur le démantèlement progressif des éléments constitutifs des cellules par les caspases, une famille de protéines. Grâce à des processus de remodelage hautement coordonnés impliquant la déformation et le rétrécissement des cellules mourantes, ces cellules peuvent être expulsées du tissu sans que son enveloppe ne soit affectée.
Un mécanisme basé sur le démantèlement de fibres longues
Le lien entre le régulateur moléculaire de la mort cellulaire (les caspases) et le mécanisme d’expulsion reste cependant mal connu. Des chercheurs de l’Institut Pasteur de Paris, du CNRS, de l’Université Paris Cité et de Sorbonne Université ont découvert un nouvel acteur central de ce processus, basé sur le démantèlement de fibres longues appelées microtubules par les caspases. Ces travaux ont été publiés dans Nature Communications en juin 2022.
Cette observation surprenante a été effectuée dans l’épithélium du thorax de la drosophile. « Cette petite mouche constitue un système idéal pour nous permettre de comprendre les mécanismes de l’exclusion des cellules mourantes : les régulateurs de la mort cellulaire sont similaires à celui du corps humain et l’organisation des épithéliums est très similaire. De plus, on peut facilement obtenir des images au microscope des cellules et tissus vivants, tout en utilisant les nombreux outils génétiques disponibles chez les mouches pour perturber le processus », explique le Dr Romain Levayer, auteur correspondant de cette étude.
Observation des régulateurs moléculaires requis pour déformer les cellules
À l’aide d’une imagerie hautement résolutive des tissus vivants de la pupe de mouche (stade de la « chrysalide »), les auteurs ont d’abord découvert que les déformations initiales des cellules mourantes n’étaient pas conduites par les facteurs habituels orchestrant la déformation cellulaire, à savoir les filaments d’actine et le moteur moléculaire myosine II. « Nous en savions beaucoup au sujet des régulateurs moléculaires requis pour déformer les cellules. Ces déformations sont généralement conduites par la myosine II, un petit moteur moléculaire lié à des filaments appelés actines, pouvant contracter les cellules comme de petits muscles », précise Alexis Villars, premier auteur de cette étude. « Nous n’avons observé aucune modification de ces moteurs malgré les déformations rapides des cellules mourantes précédant leur expulsion. Un autre processus inconnu était donc responsable de ces déformations initiales. »
Rôle des microtubules dans la régulation de la forme cellulaire
La réponse a émergé lorsque les auteurs ont examiné un autre composant de l’architecture cellulaire : les microtubules. Les microtubules sont des tubes creux dynamiques présents dans toute la cellule et formant des voies efficaces pour le transport intracellulaire des composants. Les microtubules sont également bien connus pour leur rôle dans la division cellulaire et la distribution de l’information génétique entre les deux cellules filles. Cependant, leurs rôles architecturaux n’ont été que très peu étudiés jusqu’à présent. « Le déclenchement de l’expulsion cellulaire était parfaitement concomitant avec le démantèlement des microtubules dans toute la cellule mourante par les caspases. Ceci indiquait qu’ils pouvaient jouer un rôle central dans ce processus », explique Alexis Villars.
Expulsion cellulaire sans recourir aux caspases
Ainsi, la stabilisation des microtubules empêchait l’expulsion des cellules mourantes, tandis que le démantèlement génétique et chimique des microtubules était suffisant pour expulser les cellules du tissu, même lorsqu’elles étaient parfaitement saines ou lorsque les caspases étaient complètement bloquées. « Il s’agit d’un résultat crucial, car il montre, pour la première fois, que l’on peut expulser les cellules sans recourir aux caspases », commente Romain Levayer.
« Ces résultats illustrent également le rôle sous-estimé des microtubules dans la régulation de la forme cellulaire : à la manière de tiges de fer dans le béton armé, ils peuvent stabiliser la forme de nos cellules. ». Les cellules cancéreuses sont souvent résistantes à la mort grâce à des mutations génétiques altérant l’activité des caspases. La modulation des microtubules par voie médicamenteuse pourrait contribuer à l’expulsion de ces cellules anormales de nos tissus malgré leur résistance à la mort cellulaire.
Cette étude entre dans le cadre de l’initiative Cancer du plan stratégique 2019-2023 de l’Institut Pasteur.
Source :
Microtubules depletion by effector caspases is an important rate-limiting step of extrusion, Nature Communications, 25 juin 2022.
doi: 10.1038/s41467-022-31266-8
Alexis Villars1,2, Alexis Matamoro-Vidal1, Florence Levillayer1, Romain Levayer1
1. Department of Developmental and Stem Cell Biology, Institut Pasteur, Université Paris Cité, CNRS UMR 3738, 25 rue du Dr. Roux, 75015 Paris
2. Sorbonne Université, Collège Doctoral, F75005 Paris, France