Jeune scientifique venue d’Argentine à l’âge de 25 ans, sans même avoir appris le français, Carla Saleh dirige aujourd’hui sa propre unité de recherche à l’Institut Pasteur. Son objectif : rendre les moustiques intolérants aux virus. Passionnée par les sciences et engagée contre toutes formes d’inégalités ou de discriminations, elle se fait un devoir d’encourager à son tour tous ceux et surtout toutes celles qui souhaiteraient embrasser une carrière scientifique.
Carla Saleh est née à Córdoba, en Argentine. Dans sa famille, elle sera la deuxième à poursuivre des études universitaires, après sa grande sœur. Si Carla hésite entre littérature, musicologie ou les sciences, c’est parce qu’elle cultive de l’enthousiasme et de la curiosité pour de nombreux sujets. Elle aime apprendre et étudier. À l’âge de 17 ans, en lisant un article dans “Muy Interesante” (Magazine " Ça m’intéresse "en espagnol) sur le projet sur le séquençage complet de l’ADN humain, Carla va se décider à poursuivre son parcours dans le domaine du vivant.
Génétique de la tomate, mucoviscidose et départ imprévu pour Paris
C’est à l’Université Nationale de Córdoba, Argentine, qu’elle va s’initier à la biologie cellulaire et moléculaire ainsi qu’à la génétique. Dans un premier temps, elle travaille sur la génétique des plantes, sur la résistance hydrique des tomates ! Puis, pour son Master 2, elle collabore au développement d’un outil de diagnostic moléculaire pour observer et quantifier, au sein de la population de Córdoba, une mutation génétique liée à la mucoviscidose.
Pour son sujet de thèse, c’est dans le domaine de la génétique et des transposons dans le cerveau qu’elle engage ses recherches pour quatre ans… mais au bout de deux ans de travail, le cœur en décide autrement. Son alter ego doit partir en France pour un poste de chercheur post-doctoral et elle décide de le suivre.
Arrivée à Paris, elle postule à son tour, mais elle doit abandonner son sujet de recherche. Aucune équivalence ne peut être reconnue. Elle choisit alors d’intégrer l’Institut Pasteur, dans le laboratoire de Mario Zakin, pour reprendre une nouvelle thèse. Leurs recherches s’intéressent à découvrir un traitement potentiel contre les dégénérescences cérébrales.
Ce sujet me passionnait, nous devions essayer de produire de la myéline. Cette substance de notre cerveau participe activement à la transmission des informations cérébrales. Ces recherches étaient motivantes avec des enjeux thérapeutiques multiples : contre la maladie d’Alzheimer, Parkinson ou la sclérose en plaques.
Lutter contre les dégénérescences cérébrales dans un lieu chargé d’histoire
Carla est fascinée par l’atmosphère de ce laboratoire encore chargé d’histoire. Un fauteuil avait appartenu à Jacques Monod (Prix Nobel de médecine 1965, en collaboration étroite avec François Jacob).
« Chaque matin, je croisais Georges Cohen, un autre passionné de sciences aux multiples distinctions. Les échanges avec ce scientifique, d’une humilité incroyable, m’ont beaucoup inspirée. Il était passionné et son enthousiasme était contagieux. »
Au bout de quatre ans, Carla soutient sa thèse sur la production et le maintien de la myéline dans le système nerveux central. Mais cette jeune scientifique partage l’impatience des familles et des patients : les résultats de recherche sont trop lents à venir. Elle s’est alors convaincue qu’elle pourrait trouver plus rapidement une nouvelle thérapie en étudiant l’immunologie et la virologie.
Suivre ses intuitions… en Californie
Pour son post-doctorat, elle rejoint le laboratoire de Raul Andino, à l’Université de Californie (San Francisco). Pendant 6 ans, ils étudieront les virus et les réponses immunitaires innées. Leur modèle d’étude est la mouche drosophile qui ne possède pas d’anticorps mais un système immunitaire flexible, dont Carla s’attelle à élucider les mystères. Et cette fois, elle tombe amoureuse des insectes ! Elle réalise l’étendue de l’impact qu’ils ont sur la biodiversité de notre planète.
Retour ensuite à Paris, sa ville de cœur !
En 2008, elle poursuit ses recherches dans un groupe à 5 ans à l’Institut Pasteur et fait ses preuves. En 2013, elle monte sa propre unité Virus et interférence ARN. Depuis, elle multiplie les projets audacieux, notamment pour rendre le moustique intolérant aux virus. En effet, si les moustiques sont des réservoirs pour des virus tels que la dengue, le chikungunya ou le Zika, ils s’accommodent et sont asymptomatiques aux virus. Ils multiplient ces pathogènes dans leur organisme et nous les transmettent par leur salive.
Carla et son équipe tentent de modifier une caractéristique génétique et immunitaire du moustique infecté pour qu’il tombe malade et ne puisse plus transmettre des maladies.
S’impliquer dans la vie scientifique et pour des enjeux sociétaux
Au-delà de son activité de recherche Carla s’implique activement dans la vie scientifique du campus. Elle est élue en 2017 au Conseil scientifique de l’Institut Pasteur et participe en 2021 à des ateliers pour l’égalité des genres dans le milieu de la recherche. Tout comme dans la société, les inégalités persistent dans la recherche. La représentativité des femmes, à tous les échelons de la hiérarchie, doit encore progresser.
En tant que femme scientifique, il faut se faire entendre. Historiquement, les institutions ont été largement dirigées par des hommes, avec un point de vue d’hommes. Les femmes scientifiques doivent à leur tour faire valoir activement leurs valeurs. Tout au long de ma carrière, j’ai eu à faire à ces discriminations du quotidien par des hommes mais aussi par des femmes. Par exemple : pourquoi lors d’une réunion avec mes homologues masculins, on se retourne vers moi pour prendre en note le compte-rendu ? Parce que je suis une femme ? Dans ce cas, je précise que je ne suis pas forcément la plus compétente objectivement pour cette tâche !
« L’origine géographique est aussi un facteur qui reste discriminant, par exemple, pourquoi les femmes d’Amérique latine sont moins représentées que les femmes anglo-saxonnes dans des positions de pouvoir ? Pourquoi quand on obtient une reconnaissance on nous signifie que l’on est un quota ? »
Si nous souhaitons que le monde soit plus juste, il faut que chacun puisse se remettre en question et progresser. L’éducation est essentielle et l’inclusion doit pouvoir permettre à chacun de vivre mieux.
Les changements s'accélèrent
L’arrivée d’une nouvelle directrice générale est une source d’espoir pour renforcer les évolutions. Dès début 2024, sous l’impulsion de Yasmine Belkaid, l’Institut Pasteur a créé une nouvelle direction en charge de la Diversité, de l’Équité et de l’Inclusion pour placer ces valeurs au cœur de la politique et de la stratégie. Carla poursuit son engagement en s’investissant sur la mission de l’inclusion du handicap.
Carla a fait de son optimisme, de son audace et de son franc-parler des atouts majeurs pour se faire une place dans ce milieu international et compétitif. Elle conclut avec un large sourire :
À coeur vaillant rien d’impossible ! Et si je veux me présenter à l’élection présidentielle, pourquoi pas ? Rien ne m’empêche de réaliser mes rêves, notre seule limite est celle que nous nous fixons, non ?
Des inégalités en chiffres
Si au départ, doctorants et doctorantes sont représentés quasiment dans les mêmes proportions, les femmes sont de moins en moins présentes au fur et à mesure qu'on monte dans chaque échelon de la hiérarchie. Pour le statut de professeure, les femmes ne représentent plus que 31 % contre 69 % d’hommes. (chiffres 2022, Institut Pasteur). Il persiste de fortes inégalités entre les hommes et les femmes : 41 % des femmes actives ont travaillé à temps partiel pendant une ou plusieurs années pour s'occuper d'une personne (contre 19 % des hommes actifs). |
Carla Saleh en quelques dates
Depuis 2020 : professeure, responsable de l’unité Virus et interférence ARN, Institut Pasteur, Paris, France
Depuis 2019 : co-directrice du LabEx Biologie intégrative des maladies infectieuses émergentes, France
2017-2023 : membre du Conseil scientifique de l’Institut Pasteur, France
2013-2019 : enseignante chercheuse, responsable de l’unité Virus et interférence ARN, Institut Pasteur, Paris, France
2008-2012 : professeure adjointe, cheffe de groupe au sein de l’unité Virus et interférence ARN, Institut Pasteur, Paris, France
2001-2007 : post-doctorante, Université de Californie (UCSF), San Francisco, États-Unis
1997-2000 : doctorante, Université Pierre-et-Marie-Curie (Paris 6), Paris, France
1994 : Master 2 en biologie, Université nationale de Córdoba, Argentine
1993 : enseignante en sciences biologiques, Université nationale de Córdoba, Argentine
2022 : Membre élue de la société américaine de médecine tropicale et hygiène (ASTMH)
2020 : Prix Lucien Tartois de la Fondation pour la recherche médicale (FRM)
2020 : Membre élue de la European Molecular Biology Organization (EMBO)
2014 : Prix Langevin de l’Académie des sciences